J’ai assisté à Ruralitic à Aurillac durant les derniers jours d’Aout. Merci à Serge Pilicer pour cette manifestation qui chaque année prend un peu plus d’ampleur. La ville d’Aurillac va un jour devoir étendre son centre de congrès pour continuer d’accueillir toujours plus de participants. La France rurale prend de l’importance… On ne s’en plaindra pas ! Serge Pilicer m’avait demandé d’animer une table ronde sur le thème de l’entreprise en milieu rural avec cette question spécifique de déterminer comment le haut débit et le très haut débit peuvent contribuer à la mise en place et à l’animation d’un «écosystème » favorable à la création et à la croissance des entreprises dans les zones peu urbanisées. L’intitulé de la conférence était « Ruralicon Valley »… Tout un programme.
Une table ronde de 10 intervenants… au chevet des entreprises en milieu rural
Une petite remarque sur le nombre de participants à cette table ronde : 10 personnes, c’est bien trop pour tenter de parler sérieusement d’un sujet sans générer des frustrations chez ceux qui sont sur la scène et chez ceux qui écoutent et cherchent à participer. Chacun est là pour délivrer son message, mais 5 minutes pour expliquer le problème, montrer ce que l’on fait, et avoir une vue prospective ne sont pas suffisantes. Les intervenants ont réussi nous expliquer comment fonctionne le CNER, ce que fait le Cluster Auvergne TIC, quel est le dispositif d’aides mises en place par les Préfecture en Auvergne et comment la Commission Européenne compte développer sa politique de cohésion régionale d’ici 2020, comment se déroule l’action de Macéo qui regroupe les chambre de commerce, d’artisanat et les comités de développement des 22 départements qui couvrent le Massif Central, comment Numelink dans la Loire aide les PME à se développer, comment les Chambres de Commerce s’adaptent aux nouvelles exigences de la création d’entreprises dans un monde en réseaux, comment France Télécom par le biais de sa filiale Nordnet, installe des liaisons satellites dans les territoires ruraux où il n’y a pas de haut débit, quel est enfin le rôle du Réseau Européen des villes numériques à travers les living labs. Tous se sont aimablement pliés à la discipline de dire l’essentiel en 5 minutes… La salle en est restée sans voix… Je vais revenir dans un instant sur le dernier qui nous a présenté une enquête fort instructive sur les Entreprises rurales et l’économie numérique.
Pas le temps de parler… trop de choses à dire… trop de questions
Pas le temps de parler des nombreux effets pervers crées par les aides et subsides de l’Etat qui transforment beaucoup d’entrepreneurs en mendiants patentés, plus occupés à chercher de l’argent auprès d’un nombre toujours plus grand d’organismes, d’agences et d’associations plutôt que de développer et vendre leur produit et leur business et mieux connaitre leurs clients. Le temps perdu à identifier et demander des subsides à l’Etat est un handicap pour le développement d’une start’up, et l’apport financier qu’il procure est souvent un vrai leurre qui n’a rien à voir avec le fameux Red Herring qui sert aux Américains dans leur recherche de capitaux.
Pas le temps de parler des subsides qui poussent les entreprises du secteur numérique à embaucher des ingénieurs et des chercheurs qui vont continuer de développer des produits et des technologies, mais qui ne répondent pas aux besoins immédiats des clients. L’état considère qu’il n’est pas nécessaire d’aider à l’embauche de commerciaux… ni d’aider à la recherche des clients… Il est vrai que les produits et services développés par nos ingénieurs Français sont tellement sophistiqués et d’une telle qualité qu’ils se vendent tout seuls… !! Internet haut débit sera bien sûr là pour les aider, mais il faudra attendre qu’il soit en place dans les territoires ruraux.
Pas le temps donc d’entendre l’Etat nous parler de l’efficacité des aides qu’il distribue, de leur bonne adaptation aux besoins des entreprises plus particulièrement dans les zones rurales, et de la manière dont il les affecte les fonds et en contrôle l’usage… Pas le temps non plus de savoir si ces aides sont plutôt orientées vers la création de valeur et de richesse sur un territoire ou vers l’aide aux personnes qu’on ne veut pas voir partir ailleurs.
Pas le temps non plus de parler de la difficulté que les jeunes entreprises ont à lever des capitaux d’amorçage pour terminer leur produit et trouver leurs premiers clients. Cependant, l’Etat Français, par le biais du Pôle Emploi, est en réalité le premier Business Angel de France qui subventionne beaucoup de jeunes créateurs d’entreprises pendant 2 ans après qu’ils aient quitté leur emploi dans une autre société. L’amorçage des start’up est aujourd’hui quasiment inexistant en France à part quelques business angels plutôt frileux à l’écoute des dernières mesures fiscales. Quel sera le devenir de ce fonds d’amorçage que le grand emprunt, mentionné par le préfet du Cantal? Va-t-il servir vraiment à l’amorçage de projets innovants ou bien faciliter le développement de sociétés qui ont déjà décollé ? Il semble que la question soit sur le point d’être éludée.
Et puis, pas le temps d’élaborer sur le rôle des infrastructures numériques dans le développement des services pour les entreprises en milieu rural. Quels rôles sur la création d’entreprises et d’activités locales pourrait avoir une infrastructure neutre et ouverte à tous ? Chacun pourrait devenir FAI et librement développer et offrir sur le net des services locaux ou plus étendus, sans avoir à passer sous les fourches caudines de l’opérateur dominant, préalablement historique, mais aujourd’hui monopole dans les zones rurales.
Last but not least, qu’en est-il de France Télécom qui se trouve en situation de monopole dans les territoires ruraux (il dispose en effet des fourreaux, des répartiteurs, des sous répartiteurs et du cuivre qui va jusque chez l’abonné), c’est-à-dire pour à peu près 20 millions de personnes en France. Sa stratégie, non dite bien sûr, est de renforcer ce monopole, à la demande des élus (qui pour la plupart font allégeance, pieds et poing liés…), avec la bienveillance de l’ARCEP curieusement silencieuse sur ce point, et d’empêcher par des moyens naturels l’arrivée des concurrents faute de business modèle.
Une étude pour éclairer le paysage
Bruno Moriset est Maître de Conférences à l’Université de Lyon 3. Il présentait une étude réalisée sous l’égide de l’ANR, concernant 6300 entreprises réalisant un produit ou un service livrable à distance qui les rattachent au secteur de l’économie numérique ou créative. Il a questionné 400 entreprises situées dans environ 35 cantons ruraux des 4 régions Provence Cote d’Azur, Languedoc Roussillon, Rhône Alpes et Auvergne (voir carte). En préambule de son étude, il constate « L’économie résidentielle multiplie les emplois peu qualifiés, souvent saisonniers. Dans le même temps, les métropoles concentrent les emplois du tertiaire supérieur. Faute d’emplois qualifiés, les jeunes qui quittent les territoires ruraux pour faire des études dans une ville universitaire ne peuvent pas « revenir au pays ». Or, l’émergence d’une économie numérique multiplie les opportunités d’activités économiques réalisables à distance du donneur d’ordre. » Il indique alors que « la croissance de l’économie de l’information est une chance à saisir pour favoriser la création d’emplois pérennes, limiter la fuite des cerveaux, et aussi faciliter l’insertion de professionnels qui veulent un cadre de vie différent pour eux-mêmes et leur famille. » Son étude a donc pour vocation de fournir des éléments qui permettront aux responsables territoriaux et gouvernementaux de faire un état des lieux et de mettre en place des objectifs et une politique pour y parvenir…, c’est-à-dire le « comment le faire ». Il n’a hélas pas été possible d’aborder ce point durant la table ronde…
De la ferme à l’entreprise rurale à domicile
Le premier constat de cette étude est que l’entreprise en zone rurale à tendance à se rapprocher de l’auto-entrepreneur, c’est-à-dire que la création de valeur et de richesse sur le territoire est le fait d’une seule personne, avec une assez faible démultiplication industrielle dans la mesure où une grande partie de leur clientèle est régionale. Seules 55,7% des entreprises interrogées vendent des produits ou des services au niveau national ou international, contribuant à élargir la base économique du territoire. L’un des intervenants de la table ronde, disait en aparté que les entreprises en milieu rurale reproduisent un peu la France rurale de nos grand-pères, en multipliant les individualités locales : « de la ferme à l’entreprise à domicile en milieu rural, avec une nouvelle forme d’autarcie». Voit-on ici se dessiner l’arrivée d’une nouvelle France profonde ?
Le haut débit ne les intéresse guère
Bruno Moriset se penche ensuite sur l’impact du haut et très haut débit sur ces entreprises. Il remarque que bon nombre d’entre elles n’utilisent pas Internet de façon très intensive, et surtout de façon moins intensive et moins sophistiquées qu’en ville. Ce gap dans les usages est-il lié à une différence d’activité des entreprises rurales ou à une insuffisance d’infrastructure ?
La question de la qualité et la disponibilité de l’infrastructure n’est pas posée directement, mais dans l’ensemble, les gens sont satisfaits de leur infrastructure. Voila qui satisfera et confortera France Télécom dans sa politique de monopole sur les territoires ruraux. En effet, le 1425, le dégroupage et les RIP (réseaux d’initiatives publiques) ont obligé France Télécom à améliorer les réseaux et offrir des débits suffisants un peu partout sur le pays. Ce sont ces débits qui ont mis la France en tête du peloton des nations les « mieux équipées ». N’oublions pas que AT&T offre 1.5 Mbps au milieu de la Silicon Valley pour 1.5 fois le prix de l’abonnement de Free… Mais lorsqu’on parle de très haut débit, c’est-à-dire d’une infrastructure fibre qui permettra non seulement le très haut débit fixe en milieu rural et le très haut débit mobile sur les zones peu habitées, les entreprises semblent moins intéressées.
Personne ne veut payer plus cher pour l’accès fibre
Ainsi personne ne veut payer plus cher un accès fibre. On peut remercier Free qui a lancé le mouvement de la migration de l’ADSL vers la fibre au même prix d’abonnement, même si des suppléments viennent maintenant se greffer. France Télécom utilise astucieusement cet argument d’une faible appétence de la fibre pour en retarder l’installation dans les territoires ruraux et offre des politiques alternatives de « montée en débit » qui renforcent son monopole et sont coûteuses pour les collectivités territoriales (le satellite est aussi lourdement subventionné par les collectivités). La monté en débit, par son coût, a pour effet principal de geler pour une bonne vingtaine d’année la mise en place d’une réelle infrastructure fibre sur ces territoires. Elle renforce aussi la main mise de France Télécom sur les territoires ruraux et finance en partie l’opérateur historique sur de l’argent public pour la mise à niveau de son réseau.
Risque d’une nouvelle fracture numérique
Bruno Moriset dans les premières conclusions qu’il formule dans son étude précise : « il est remarquable que les entreprises interrogées ne perçoivent pas comme prioritaire ou stratégique la question des réseaux de télécommunications, et ne sont pas disposées à augmenter significativement leur budget télécommunications pour disposer du très haut débit (THD) sur fibre optique. La diffusion massive de l’ADSL a porté ses fruits. Mais la question reste posée du risque de l’émergence d’une nouvelle fracture numérique. Tant que les taux d’usage de la fibre restent faibles dans les grandes villes (19 abonnés à Lyon sur 300 entreprises interrogées), il n’y a pas péril en la demeure. Mais la situation dans les grandes villes pourrait évoluer rapidement, les territoires ruraux restant à l’écart. »
Certains, dont Jean-Pierre Jambes bien connu dans la région de Pau, voient le développement des services comme un moteur qui conduira à la mise en œuvre d’une infrastructure. Mais comment faire parce que les services doivent être mis en œuvre essentiellement par l’opérateur qui contrôle le réseau. En effet, la mise en place d’infrastructures neutres et ouvertes à tout fournisseur de service par les réseaux d’initiatives publiques se heurte fréquemment à une forte réticence des opérateurs de les utiliser. Ceux-ci préfèrent construire et utiliser leur propre réseau en parallèle plutôt que d’utiliser le réseau de fibre mis en place par la collectivité. Les exemples sont nombreux et variés, de la Manche aux Hautes Pyrénées, en passant par les Hauts de Seine, où France Télécom joue avec les déclarations d’intention de couverture pour saccager les RIP.
Mais restons optimistes puisque notre ministre nous a assuré que 100% des Français ont déjà accès au haut débit et que la France serait fibrée en 2025 à 100% grâce aux plans France Numérique 2012 et 2020. Pourquoi s’inquiéter?