Jean-Ludovic Silicani, Président de l’ARCEP, réunissait la semaine dernière les journalistes qui s’intéressent à l’évolution des infrastructures et des services Internet en France pour un rendez-vous qu’il qualifiait de bi-annuel, « pour vous tenir informé et discuter des évolutions du secteur » dit-il. Mais la date choisie n’était pas anodine car la semaine précédente s’était tenue une importante réunion à l’Avicca, regroupant un grand nombre de collectivités locales, directement impliquée dans le déploiement du très haut débit sur le territoire et le développement des services internet pour les citoyens en France.
Curieusement, il semble que les routes de l’Avicca et de l’Arcep, qui longtemps ont été parallèles, bien qu’indépendantes, aient entamé une véritable divergence au point qu’aucun représentant de l’ARCEP n’était présent au colloque de l’Avicca, décision apparemment voulue de la part du régulateur pour marquer une certaine désapprobation de l’attitude de l’association qui regroupe plus de 200 adhérents collectivités locales dont 110 villes et agglomérations, 20 syndicats de communes, 57 départements et 20 régions, soit une très grande partie de la population Française.
Lequel des deux diverge… ?
On est donc en mesure de se poser certaines questions sur ce que nous appellerons pudiquement « une brouille »… phénomène suffisamment lourd de signification dans le milieu feutré de l’administration publique et de la politique où les antagonismes s’expriment bien souvent par des signes perceptibles par les seuls initiés. Le Président Silicani ouvrait donc son propos à la presse en disant quelques mots sur le rôle du régulateur « qui doit substantiellement fonctionner à travers des échanges avec les acteurs, c’est-à-dire les collectivités locales et les autres acteurs publics, les équipementiers, les opérateurs, les consommateurs, les experts et les média, chacun jouant son rôle.. La régulation est un exercice à la fois utile et nécessaire. »
A noter que l’Avicca qui prend ses racines chez les élus des collectivités territoriales parait plus proche des préoccupations des consommateurs que ne l’est l’ARCEP pour qui le consommateur est un être un peu bizarre dont il faut bien sûr parler, peu ou mal représenté d’un point de vue administratif, que l’on peut connaitre par sondages ou en parlant à quelques organismes dits représentatifs… L’Arcep a aussi toujours suscité de la méfiance chez les élus qui voient en elle une sorte de concurrent technocrate dans leur rôle de législateur.
Les conditions de la fibre en France : France Télécom mis sur un pied d’égalité avec ses concurrents… !
Le Président de l’Arcep, après avoir rappelé que le secteur dont il s’occupe représente un secteur de croissance, stratégique pour l’économie de la France, tout autant que pour son organisation sociale, a tenu à préciser le nouveau cadre règlementaire qu’il met en place pour la fibre… « L’esprit général de ce cadre est de favoriser pour la fibre optique un cadre réglementaire symétrique qui soit identique pour tous les acteurs, sachant qu’il s’agit d’un marché nouveau. A priori sur ce marché ou sous-marché comme celui de la fibre optique, il n’y a pas d’acteur puissant puisque, évidement, ces réseaux n’existent pas…. Conformément à la loi de 2008 et à la loi Pintat, nous avons donc édicté une régulation symétrique qui fixe des règles de déploiement similaires pour tous les acteurs dans les zones très denses et dans les zones moins denses. Nous avons prévu un rendez vous, un bilan dans 18 mois, disons au 2ème semestre 2012 pour voir ce que donneront ces déploiements dans les zones très denses et dans les zones moins denses. »
Faire prendre la « mayonnaise fibre »
« Nous apprécieront à ce moment là s’il est nécessaire de compléter cette régulation symétrique par une régulation asymétrique si d’une part l’un des acteurs (on peut imaginer lequel) prenait une position dominante sur ce marché, mais il faudrait aussi qu’il empêche les autres acteurs par ailleurs, qu’il abuse de cette position puissante. » L’objectif de l’Arcep est de donc faire prendre « la mayonnaise fibre » avant tout au plus vite, quitte à donner un coup de frein si, comme c’est probable, des dérapages interviennent par la suite. En effet, le mouvement a été lancé en 2006 par Free qui jetait un pavé dans la marre en rachetant l’opérateur Cités Fibre, mais il a plutôt fait long feu puisqu’il n’y a aujourd’hui qu’une petite centaine de milliers d’abonnées au FTTH, malgré les quelques 6 millions d’appartements « câblés ou fibrés », la plupart en pied d’immeuble.
La concurrence par les infrastructures plutôt remise en cause
« Nous ferons ce bilan sereinement en 2012 précise Jean-Ludovic Silicani… et verrons là si une régulation classique asymétrique telle qu’elle existe sur les réseaux en cuivre est nécessaire. Mais on ne peut que souhaiter qu’il y ait des investissements et des acteurs qui investissent. La mauvaise nouvelle serait que les acteurs n’investissent pas mais la bonne nouvelle est qu’ils investissent… !! Pour dire clairement le fait que FT ait annoncé des investissements relativement importants est une bonne nouvelle, le fait que d’autres acteurs aient annoncé, certes avec moins de précisions chiffrées, des intentions d’investissements (dans les zones moins denses) c’est aussi de bonnes nouvelles et le fait que les collectivités locales aient envie d’investir dans ces zones moins denses sont des bonnes nouvelles. »
La mutualisation boudée par les opérateurs
Mais d’une façon générale, la concurrence par les infrastructures est plutôt remise en cause sur ses effets, qui ne sont pas vraiment ceux qu’on attendait. En effet, à Paris qui est pourtant sur-fibrée, les abonnés sont toujours aussi peu nombreux faute d’offre sérieuses et faute de fibrage vertical des immeubles. « Le fait qu’il y ait une pluralité d’acteurs souhaitant intervenir est quelques choses de tout à fait positif, ajoute le président de l’ARCEP. Ce qui est clair est que dans ces zones moins denses le modèle du déploiement sera celui de la mutualisation parce que économiquement la concurrence par les réseaux ne peut pas fonctionner dans les zones moins denses, elle n’est pas rentable. C’est l’esprit de la réglementation asymétrique pour les zones moins denses, mutualisation par les réseaux ouverts qui permet la concurrence. » D’un côté donc, d’énormes investissements qui ne servent pour l’instant à rien, de l’autre un modèle qui ne fonctionne pas et une mutualisation que les opérateurs acceptent difficilement.
Quel est le véritable plan d’investissement de France Télécom ?
En attendant la fibre dans les zones moins denses semble plutôt mal traitée. On remarquera en effet que l’Appel à Manifestation d’Intention d’investissement de France Télécom (AMII) porte sur 3600 communes les plus peuplées, s’échelonne sur une période de 2010 à 2020 et porte sur 2 milliards d’Euros alors que le Plan Conquète 2015 qui avait été présenté par Stephane Richard, nouveau PDG de France Télécom en juillet 2010 portait sur 350 communes équipées sur une période de 2010 à 2015 et portait sur les mêmes 2 milliards d’Euros d’investissement…
Le coût d’installation de la fibre aurait-il subitement baissé ou bien France Télécom compte-t-il sur de nouveaux co-financements ? Cet AMII est-il vraiment crédible? L’ombre d’un projet « France Fibre » continue de planer, même si l’ARCEP n’y accorde aucun crédit. On comprendra que les élus s’inquiètent de ce que l’opérateur historique propose aujourd’hui… Tiendra-t-il ses promesses ? Les réalités du terrain dans la France profonde semblent hélas très éloignées de celles des communiqués de presse parisiens…
La régulation de la montée en débit…
Pour ceux qui n’ont pas la chance d’être dans une zone dense ou moins dense, la solution restante est « la montée en débit », c’est-à-dire le dégroupage au niveau des sous répartiteurs, proposée par France Télécom, en grande partie aux frais des contribuables. Aujourd’hui, L’Arcep estime que près de 3 millions de foyers peuvent être concernés par la montée en débit qui permet à France Télécom d’améliorer son réseau en fibrant les sous NRA (sous répartiteurs) et en dégroupant au niveau de la sous boucle locale jusque là basée sur ses réseaux cuivre trop long pour être normalement éligibles au haut débit.
L’opération, financée en grande partie par les contribuables via des subventions des collectivités locales, consiste pour France Télécom à fibrer la partie entre le NRA et le sous NRA (en s’appuyant sur son propre le génie civil existant) et à insérer des DSLAM au niveau du sous-répartiteur, ce qui réduit la longueur de la paire de cuivre qui va jusqu’à l’abonné, lui permettant ainsi de recevoir le DSL. D’entrée, toutes choses égales par ailleurs, grâce à la montée en débit, France Télécom peut rapidement court-circuiter les autres opérateurs qui eux, restent au NRA éloigné avec leurs clients inéligibles au DSL si ils ne viennent pas, à leurs frais, installer leurs équipements DSLAM dans le sous répartiteur, alors que France Télécom, grâce aux deniers public, peut leur offrir du DSL.
….repousse l’arrivée du FTTH dans les zones rurales
Pour éviter ces déséquilibres, l’ARCEP régule donc les conditions de la montée en débit qui permettront aux autres opérateurs (y compris les opérateurs dépendant des collectivités locales) de bénéficier de conditions proches des prix coûtants de France Télécom (offre dite PRM) pour dégrouper la sous boucle. Mais France Télécom bénéficiera d’un droit d’usage d’une bonne partie du réseau installé et payé en majorité par les contribuables. Cette régulation de la montée en débit institutionnalise donc l’opération faite par France Télécom et renforce localement le poids de l’opérateur historique. Pour de nombreuses collectivités qui doivent y investir des sommes importantes pour répondre aux demandes de leurs habitants, France Télécom renforce une présence déjà quasi incontournable sur leur territoire et l’opération repoussera l’arrivé de la fibre à la maison sur leur territoire pour de nombreuses années, car elles ne seront pas en mesure d’assurer de nouveaux des investissements aussi lourd de si tôt. Environ 10% des foyers Français resteront au cuivre pendant probablement encore plusieurs décennies…