France Télécom semble beaucoup envier la situation de ses confrères opérateurs américains qui leur permet d’augmenter leurs tarifs comme ils veulent sans grand contrôle de la part de la FCC. Stéphane Richard, PDG de Orange France-Télécom a désormais ses entrées au Wall Steet Journal et il en profite largement pour exprimer et faire passer un certain nombre de messages qui entrent dans une vaste campagne de sensibilisation destinée à faire admettre au grand public la version « opérateurs » de la Neutralité du Net, élément clé de la nouvelle stratégie de l’opérateur historique. A la fin du mois de mai, la veille de son intervention au e-G8, Stéphane Richard accordait une nouvelle interview au Wall Street Journal (Allthingsdigital) publié par Dow Jones and Co lui-même détenu par News Corp dont le propriétaire est Rupert Murdock, lui aussi invité par Nicolas Sarkozy au e-G8,. Dans cette rubrique du Wall Street Journal, dédiée aux technologies numériques, il y parle un peu plus librement et donne un certains nombre de précisions techniques sur cette guerre de position qui oppose les vieux opérateurs de télécommunication (FT, AT&T, Verizon, Comcast, Deutsche Telekom, Vivendi, Vodaphone, etc… ) aux nouvelles sociétés du numériques (Facebook, Apple, Google, Amazon, Skype, Groupon, Linkedin, etc…) qui proposent leurs nouvelles infrastructures de services au dessus (over the top) de la tuyauterie des réseaux fixes et mobiles.
Contrôler l’utilisateur et avoir la main sur son portefeuille
Dans un premier temps, l’auteur de l’interview fait remarquer que le réseaux de France Télécom est celui qui « supporte » le plus d’iPhone dans le monde, après celui d’AT&T. Dans les coulisses de France Télécom, il est reconnu que les responsables groupe n’aiment pas l’iPhone, même si il apporte beaucoup de chiffre d’affaire, d’une part parce qu’il augmente de façon significative le trafic sur le réseau, d’autre part parce que France Télécom doit payer des redevances à Apple, enfin et surtout parce qu’Apple dispose d’un lien très fort avec ses utilisateurs et d’un fort pouvoir de contrôle par le biais des applications et du contenu téléchargé sur l’Appstore et iTunes. « Chacun devrait les remercier d’avoir mis un tel produit sur notre marché » rappelle pourtant Stéphane Richard, mais très ouvertement à l’intérieur de France Télécom, on joue Android contre l’iPhone parce que Android est un système plus ouvert qui permet à l’opérateur d’avoir entièrement la main sur l’utilisateur et, plus important encore, sur son portefeuille. Stéphane Richard ajoute : “Pour moi, le risque théorique est, plus que tout autre chose, que Google puisse utiliser les releases d’Android comme une arme dans leurs relations avec les fabricants de terminaux (smartphones) et indirectement contre les telcos. Cependant, ils n’ont pas réellement essayé de le faire. »
La neutralité du Net est un moyen d’y parvenir
Stéphane Richard aborde ensuite candidement la neutralité du Net et précise: “ Tout le monde parle de la neutralité du Net, mais la neutralité du net n’est pas seulement un problème de gestion de tuyaux… Elle s’étend aussi à la gestion des boutiques d’applications… Si vous avez des gens comme Apple qui gèrent leurs boutiques d’applications et disent: celle-ci-est OK mais je ne veux pas voir cette application dans ma boutique, alors il y a un problème… » En effet, examinons comment les opérateurs ont pendant longtemps empêché la mise en œuvre de l’application de Skype sur les téléphones mobiles… en empêchant cette application de fonctionner sur leurs réseaux. La démarché est la même qui est reprochée par Stéphane Richard, avec des moyens différents et la dépendance à l’opérateur est alors plus profonde, particulièrement dans un marché comme celui des Etats Unis où les 2 opérateurs télécom se partagent le marché dans un oligopole exemplaire avec un unique opérateur de câble (Comcast) et un régulateur impuissant. Les services innovants ne viennent en effet pas des opérateurs.
Faire payer la consommation des données
L’article rappelle ensuite plusieurs positions de Stéphane Richard exprimée à la fin de 2010 sur le sujet. « Les opérateurs de services noient les réseaux sans aucune incitation, dit-il, il est nécessaire de mettre en place un système de paiement par les opérateurs de services en fonction de leur utilisation » Plus loin il ajoute… « Nous allons progressivement nous écarter de l’approche illimitée qui a été la marque de fabrique de notre industrie vers quelques choses de plus sophistiqué ». En d’autres termes, les opérateurs vont encore plus souvent se prendre les pieds dans le tapis avec des activités marketing encore plus sophistiquées et encore plus coûteuses pour mieux contrôler et augmenter la facture de l’utilisateur final. En 2010, Giuseppe de Martino, Directeur juridique de Dailymotion précisait : « Actuellement, environ 40% de nos dépenses sont déjà de toute façon dans le réseau- serveurs, peering, notre propre réseau de livraison de contenu et d’autres ressources.. Si les opérateurs téléphoniques veulent que nous partagions leurs dépenses, peut-être on devrait alors parler de partager leur revenus d’abonnement aussi… ». Dailymotion partage maintenant les revenus de France Télécom, tout simplement parce qu’il a été racheté par France Télécom en début de cette année…
Négociations avec Apple, Appstore et carte SIM
Revenant sur les relations avec Apple, Stéphane Richard précise que des négociations ont eu lieu sur différents points. . « Nous avons pu arriver à des solutions avec les gens d’Apple, mais si ils sont un peu durs… On est capable de trouver des solutions, nous ne sommes pas en guerre, mais c’est vrai que ça peut être dur. Bien sûr, nous préférerions voir ces services enfouis dans le terminal comme nous le faisons avec Android (sur les terminaux Samsung ou HTC). Ca n’est pas possible avec Apple. Nous devons continuer d’apporter ces applications à nos clients à travers l’appstore, sachant clairement que nous avons accès à l’appstore. » Et il menace…« En cas de problème, nous irons devant la justice…si par exemple Apple dit, je ne veux pas de cette application… » Apple a aussi travaillé depuis plusieurs années à réduire la taille des cartes SIM pour réduire encore la taille de l’ iPhones. Il aurait aussi envisagés un iPhone sans carte SIM, au sein d’un programme appelé e-SIM project ou encore une carte SIM modifiée qui lui permettrait de s’insérer facilement entre l’opérateur et l’abonné. Stéphane Richard indique : « Nous leur avons tous dit que c’était une mauvaise idée (de supprimer la carte SIM) parce que c’est une pièce cruciale de la sécurité et du processus d’authentification. » A noter que certains opérateurs américains comme Verizon ne l’utilisent pas et ne connaissent pas plus de problèmes de sécurités que d’autres…). Il poursuit : « cela serait très difficile pour les opérateurs téléphonique de gérer leurs relations clients…Je pense qu’ils ont compris ce point. Nous avons eu un échange et un dialogue très constructifs avec eux. Nous allons travailler avec eux pour standardiser un nouveau format de carte SIM qui prenne en compte nos besoins de sécurité et d’authentification qui soit aussi compatible avec leurs souhaits en termes de taille. »
Cri d’alarme au e-G8 : « Le réseau risque de s’écrouler »
Au cours de cette interview, il place une idée qu’il exposait le lendemain au cours de sa présentation au e-G8 en indiquant que le réseau pourrait s’écrouler à cause d’un trafic trop important. Il crie au loup… En effet, la stratégie des opérateurs en matière de capacité de réseau est très ouvertement de ne pas investir selon les besoins, mais en dessous, de façon à toujours maintenir une pression et une certaine rareté sur la bande passante, et ainsi en maintenir la valeur… « Nous sommes les gens qui tiennent les tuyaux » rappelle-t-il. Il voit un problème « parce que les gens qui créent le trafic ne sont pas réellement incités à gérer le trafic proprement et globalement » comprenez : le gérer de la manière dont le voient les opérateurs qui considèrent les tuyaux, et les fréquences comme leur propriété personnelle. Cette vision passe encore aux Etats Unis, mais elle passe de plus en plus difficilement en Europe ou encore dans les pays en voie de développement pour qui le décollage dépend de ces infrastructures et rend l’utilisateur entièrment captif de celui qui détient l’infrastructure et impose des péages un peu partout.
Stratégie de restriction de la bande passante
Cette stratégie de restriction de la bande passante est donc aussi un bon moyen de faire pression sur les gouvernements qui cherchent à le réguler et de presser l’utilisateur pour maintenir l’ARPU, tout en criant à qui veut bien l’entendre que la concurrence est odieusement avantagée par des positions monopolistiques, savamment protégées à l’étranger. Or le coût de la bande passante ne cesse en effet de baisser dans un mécanisme à peu près identique à celui de la loi de Moore dans les PC. Il est reconnu que le coût des réseaux de fibre optiques sont pour plus de 70% dans le génie civil (les tranchées qu’il faut creuser pour y mettre la fibre) et que le prix des matériels baisse alors que la capacité de bande passante d’une fibre continue d’augmenter de façon vertigineuse (32 terabits/seconde pour une seule fibre). Mais plutôt que de répercuter cette baisse de coût à l’utilisateur comme l’a fait Intel pendant des années avec le coût des processeurs dans des PC toujours plus puissants et moins chers (à noter que les investissements de Intel en outils de productions et en R&D sont énormes…), les opérateurs préfèrent faire plus de marge pour payer leurs dettes, des dépenses somptuaires dans les contenus et imaginer de nouvelles stratégies marketing inutiles pour verrouiller leurs abonnés. La position monopolistique des opérateurs se fait sur le dos de l’utilisateur alors que les positions monopolistiques d’un Microsoft ou d’un Intel avec le PC, d’un Facebook ou d’un Google profitent particulièrement à l’utilisateur final puisqu’elles lui apportent des services nouveaux et des possibilités nouvelles à des coûts nuls ou fortement décroissants.
La question qu’il aurait fallu poser au e-G8
Stéphane Richard conclue son interview au Wall Street Journal en disant, sans mentionner directement la bande des 4 (Google, Facebook, Apple et Amazon). « Il y a un déséquilibre dans le système général, ce qui de notre point de vue est un problème majeur… Il est totalement impossible d’absorber une telle explosion du trafic sans premièrement, clairement investir massivement dans le spectre et les équipements et deuxièmement sans introduire de nouvelles approches de fixation des prix. » Maurice Levy, le PDG de Publicis a « oublié » de poser la question à Mark Zuckerberg ou à Eric Schmidt de savoir ce qu’ils pensaient du cri d’alarme de Stéphane Richard. En effet, alors que les 4 (et d’autres encore) sont en train de créer de véritables infrastructures de services qui utilisent des tuyaux qui « appartiennent » aux opérateurs, ne sont-ils ils pas inquiets d’entendre Stéphane Richard dire que ces tuyaux risquent d’exploser parce qu’il n’investi pas suffisamment pour garder le contrôle des utilisateurs? A quelle stratégie de backup ont-ils pensé pour se passer des opérateurs le jour où cela arrivera? Il est certain qu’ils y reflechissent…
